
L’ouvrage posé entre mes mains ressemble à un livre comme les autres. Un bouquin doté d’une reliure rappelant un roman ancien, dont les pages sont cartonnées, comme celles d’un livre pour enfants. À l’intérieur, aucun mot, aucune illustration. Que des symboles sans signification. Ce sont ces petits dessins qui permettent aux lunettes de réalité augmentée que je porte, des Magic Leap 2, de projeter devant mes yeux des images virtuelles qui sortent des pages, comme si un dessin animé n’était diffusé que pour moi.
Ce bouquin mis au point par Felix & Paul Studios est pour l’instant une carte de visite. Le studio montréalais prédit un bel avenir à cette forme de divertissement encore à l’état embryonnaire : le livre en réalité augmentée. Et cette équipe, connue (et primée) pour ses films en réalité virtuelle, est en bonne position pour se retrouver au cœur de cette transformation. Le livre que je tiens en est la preuve.
Les sept corbeaux, un conte populaire repris par les frères Grimm, narré ici en anglais par l’auteur britannique Neil Gaiman, dure une vingtaine de minutes. Comme un enfant à qui on raconte une histoire, je tourne les pages en écoutant le récit d’Emma à la recherche de ses sept frères. Je n’ai pas besoin d’imaginer l’action, je la vois. Et je suis complètement absorbé par ce spectacle d’une grande qualité.
« Ce n’est pas une nouvelle idée. Il y a des livres comme ça dans Harry Potter », note Paul Raphaël, coréalisateur de l’œuvre et cofondateur de Felix & Paul Studios, juste avant de s’envoler pour l’Italie, où le livre était présenté à la compétition Venice Immersive de la 80e édition de la Mostra de Venise, au début de septembre. L’objet a laissé une bonne impression à la presse spécialisée.
La réalité augmentée permet déjà de faire vivre les pages d’un livre ou d’un magazine, souvent pour des publicités (une bouteille de vin qui sort virtuellement de l’annonce, entre autres). Jim Henson’s The Storyteller : The Seven Ravens (le nom complet de l’expérience) va toutefois plus loin. Les tableaux sont nombreux et variés. Il y a même une certaine interactivité : dans une scène où Emma navigue sur l’eau et que des tentacules géants semblent sur le point de faire chavirer son embarcation, l’eau coule à l’extérieur du bouquin si on le penche, par exemple. Les mouvements des personnages — captés avec les mêmes technologies que pour les jeux vidéos — sont aussi crédibles. « Une centaine de personnes ont mis la main à la pâte », estime Paul Raphaël.
« Pour l’instant, c’est une expérience qu’on aimerait rendre accessible dans les musées et les bibliothèques, pour qu’elle puisse être vue par le plus de gens possible. Mais on est aussi en discussion avec plusieurs entreprises qui pourraient en faire un produit qu’elles offriraient aux particuliers », explique Paul Raphaël. Il pense que l’arrivée en 2024 du casque Vision Pro d’Apple, qui permettra de faire autant de la réalité virtuelle que de la réalité augmentée, rehaussera l’intérêt pour cette dernière. Après tout, le casque d’Apple est destiné au grand public, alors que les Magic Leap 2 sont surtout vendues aux entreprises, moins attirées par le livre augmenté.
Paul Raphaël croit que la commercialisation de ce type de livre n’est qu’une question de temps, et il espère bien y participer. « Mais que ce soit nous qui le faisions ou d’autres, le livre qui prend vie en réalité augmentée va arriver. C’est inévitable », prédit-il.
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2023 de L’actualité, sous le titre « L’immersion québécoise ».